Film de Joseph L. Mankiewicz
Comédie dramatique – USA – 1949 – 1h43 – VOST
Avec Jeanne Crain, Linda Darnell, Ann Sothern, Kirk Douglas, Paul Douglas
Ciné mémoire – Oscar du meilleur réalisateur 1950
Comme Lubitsch son maître, Mankiewicz offre au spectateur l’intelligence en partage.
Le Nouvel Observateur
Le dialogue est étincelant, le suspense maintenu jusqu’à la dernière seconde, et l’interprétation sensationnelle. Celeste Holm prêta sa voix à la « rivale » dont on ne voit jamais le visage. Chef-d’oeuvre !
Zurban
SYNOPSIS
Deborah Bishop, Rita Phipps et Laura May Hollingsway partent en croisière laissant leurs maris respectifs. Mais avant de partir, elles reçoivent une lettre d’une de leur amie commune, Addie Ross, dans laquelle elle prévient qu’elle part avec le mari de l’une d’entre elles. Mais lequel ?
CRITIQUE
Récompensé par plusieurs oscars, Chaînes conjugales est un film précurseur, d’une modernité étonnante. Sorte de Desperate Housewives de la fin des années 1940, le film n’a pas pris une ride, autant virtuose dans sa mise en scène que pétillant dans ses dialogues. À consommer sans modération.
Ce qui impressionne dès les premières minutes de Chaînes conjugales, c’est cette capacité qu’avait Joseph L. Mankiewicz de poser le décor, de donner un cadre social à ses intrigues. Ici, le travelling d’ouverture nous permet de savoir que nous sommes dans une petite ville bourgeoise des États-Unis, parfaitement représentative de l’American way of life de l’après-guerre. La voix-off d’une femme se fait entendre. Elle répond au nom d’Addie Ross, énigme à elle toute seule puisque, à la manière d’une Eve dans le célèbre film du même nom, elle n’existe que dans le regard des autres. Sa voix suave et assurée, un brin sarcastique, tranche avec la plénitude des décors bourgeois. C’est que son personnage, même tenu en hors champ, va mettre en péril bon nombre d’acquis sociaux pour tous ceux, ou plutôt toutes celles, qui l’ont croisée. Dans la vie de Sadie, trois amies : Deborah Bishop, Lora Mae Hollingsway et Rita Phipps qui ont toutes pour point commun d’avoir fait un beau mariage et d’arborer fièrement ce nom qui les a élevées socialement. Comme toute femme de la société, elles consacrent leur temps libre à des œuvres de charité. C’est la raison de leurs retrouvailles par ce jour ensoleillé. Prêtes à embarquer pour un pique-nique avec l’orphelinat, elles s’interrogent toutes les trois sur les raisons pour lesquelles Addie Ross ne s’est finalement pas jointe à elles. Un coursier apporte alors un courrier de l’intéressée où celle-ci explique qu’elle est finalement partie avec le mari de l’une d’entre elles, sans bien évidemment dire lequel. Dans l’impossibilité de téléphoner à leurs maris respectifs, chacune va alors se repasser le film de sa vie – et surtout de son mariage – en tentant de discerner tous les ratés qui auraient pu motiver le départ de leur conjoint.
American lie
Le film est donc construit selon trois flash-backs dont le point d’ancrage dans le présent reste le pique-nique auquel elles assistent toutes les trois à contre-cœur. En cela, Chaînes conjugales annonce la structure d’Eve (1951) puis de La Comtesse aux pieds nus (1954), également construits sur une multitude de retours en arrière prenant tous pour point de départ un événement (une remise de prix dans le premier, un enterrement dans le second) où toutes les frustrations sont alors exacerbées. La multiplicité des points de vue est également un aspect qui rassemblent ces trois films puisque dans Chaînes conjugales, chacune des trois femmes va revenir sur une interprétation très subjective de son histoire passée, et tenter de comprendre quelles pourraient être les raisons de l’échec de son mariage. Loin d’adopter une tonalité mélancolique uniforme et vaguement lénifiante (comme on a pu le lui reprocher), Mankiewicz profite de ces trois portraits pour disséquer – non sans une certaine ironie – le rêve américain dans toute sa splendeur. La variété des tableaux est donc de mise et ce, pour le plus grand plaisir du spectateur.
En premier lieu, Deborah Bishop (Jeanne Crain) se remémore les premiers jours de son mariage où, fraîchement sortie de l’armée, elle souffrait de ne pas avoir les manières et la garde-robe pour plaire aux fréquentations de son mari. Ce portrait, peut-être le moins passionnant de tous parce que le mari parvient difficilement à exister dans l’intrigue générale, a au moins le mérite d’introduire le second, celui de Rita Phipps (Ann Sothern), chroniqueuse radio mariée à un professeur érudit (Kirk Douglas). Prête à tout pour obtenir les faveurs de sa hiérarchie, quitte à brader certains de ses principes au grand désespoir de son mari pour qui l’intégrité reste un maître-mot, elle se confronte peu à peu à la déliquescence de son couple. La complicité a progressivement laissé place à un vide relationnel basé sur les déceptions et les malentendus. Plus amer, le portrait du troisième couple, porté par la délicieuse Linda Darnell, est aussi celui au cours duquel Mankiewicz fait le plus preuve de brio concernant les dialogues – qui n’ont rien à envier aux chefs d’œuvre de Lubitsch – et la mise en place de certaines situations, d’une drôlerie incroyable (les seconds rôles y sont exceptionnels). Seul leitmotiv de ces trois histoires, l’ombre menaçante d’Addie Ross auprès des trois maris, sorte de modèle féminin inégalable, peut-être d’ailleurs fantasmé puisque toujours tenu en hors-champ.
S’il n’est pas le plus célèbre des films de Mankiewicz, Chaînes conjugales n’est en aucun cas un film mineur. Entretenant le suspense jusqu’au bout, le film frôle la perfection dans la maîtrise de son sujet. La qualité du scénario, des dialogues, la totale maîtrise des enjeux temporels posés par le procédé du flash-back en font un modèle du genre. L’acuité avec laquelle le réalisateur dépeint le quotidien de trois femmes qui répondent en tous points au modèle de l’American way of life (confort matériel, indépendance financière, exigence de soi) n’a rien à envier à des séries comme Desperate Housewives qui, près de soixante ans plus tard, font figure d’événements. Seulement, Mankiewicz, quelques années après la fin de la Seconde Guerre mondiale, faisait preuve d’une discrète modernité qui n’a encore pas fini de nous fasciner.
Clément Graminiès – Critikat.com